Épicerie libre


Massivement contraints de descendre des montagnes où ils faisaient leur fromage de père en fils pour installer leur outil de production dans des bâtiments nouvelle génération à proximité de leur ferme, les agriculteurs affichent maintenant au-dessus de la porte comme un triste trophée la mention : cette ferme satisfait aux normes européennes. Là, privés de leur manière de faire ancestrale, écrasés par le faible prix de leur production comme par leur épuisement au travail, ils endurent en silence leur exploitation par une société non reconnaissante. Le profit n’est pas pour le travailleur des montagnes. Il se réserve aux bénéficiaires de la grande distribution et du capital, et d’une manière générale à ceux qui savent en capter les flux. L’homme qui œuvre à la production de première nécessité est un oublié.  Les gouvernements s’emploient à élaborer les lois qui les tiennent impuissants et silencieux dans leur isolement. Levés aux aurores et attelés à des tâches qu’ils ne peuvent pas lâcher, ils n’ont pas le temps de faire valoir quelque droit que ce soit et consument leurs dernières forces au bistrot. De temps à autre, des camions déversent quelques tonnes de lait ou de fruits sur les autoroutes et c’est tout.Le ministère de l’Agriculture légifère et administre cet esclavage à produire pour presque rien suivant des conditions imposées par « le marché ».
 
À l’autre bout du monde ou de la chaîne des valeurs, on sait tirer parti de cet effort. La valeur travail de 50 tonnes de fromage peut par exemple se dépenser instantanément dans l’acquisition d’une œuvre d’art. Si le monde capitaliste a abandonné la valeur travail qui n’existe plus qu’à l’arrière-plan, il trouve dans l’art des objets qui confortent sa puissance. Peu importe que l’art s’exerce comme critique ou comme part maudite de l’activité capitaliste, il en est structurellement et économiquement complice. À côté du monde paysan qui ploie sous les contraintes de la réglementation, l’artiste (ou plutôt le monde de l’art) bénéficie d’un régime d’exception qui se caractérise par une liberté totale d’action comme de plus-value. Les œuvres de l’art sont installées dans les temples du capitalisme et achetées avec une dévotion toute spéculative par les chevaliers du marché qui maintiennent leur valeur à des hauteurs stratosphériques relativement aux prix des autres biens de ce monde.
Quand le paysan doit répondre avec la soumission d’un écolier de tout ce qui entre dans sa production, l’artiste choisit ses matériaux et peut jouer de transgressions quasi illimitées. Il se pourrait même que l’artiste dispose aujourd’hui du seul espace permettant la réalisation de toute idée, fût-elle la plus contraire à l’ordre autorisé. La raison tient à la conception même de l’art telle qu’elle s’est élargie à la fin du XXème siècle, qui bénéficie aussi de la déshérence du religieux - et ceci alors même que la liberté se restreint dans d’autres champs, notamment celui de l’agriculture.

Il y a un privilège accordé au régime de l’art qu’il est possible de détourner au profit de personnalités exerçant a priori dans d’autres domaines. Partant qu’un bon fromage vaut mieux qu’un mauvais dessin et que le monde de l’art s’est élargi d’explorations qui en étendent le champ, on peut trouver dans cette extension l’occasion d’y faire entrer des propositions d’un nouveau type.
Dans une société favorisant la  standardisation, maintenir un acte de résistance à la normalisation et d’affirmation d’un goût non inféodé peut constituer un geste artistique, un geste qui au-delà des qualités sensibles de la chose produite est porteur de sens. C’est la liberté que l’on retient, celle-là même qui qualifie les œuvres de l’art. Ce n’est pas pour l’agriculteur une action politique de produire suivant un savoir-faire qu’il tient de générations passées mais d’abord affaire de filiation, de transmission et de libre détermination. Même s’il engage une éthique qui accorde au travail de l’agriculteur une valeur supérieure à son produit, notre propos ne s’inscrit pas dans une optique d’économie sociale et solidaire ou d’éco-responsabilité. En déplaçant la présentation de certaines productions issues de l’agriculture dans le champ de l’art, on cherche plutôt à interroger le statut de ses objets dans le monde contemporain et leur capacité à mettre radicalement en question certaines pratiques de l’art.

La suite, c'est une entreprise d'assistance collective aux agriculteurs qui voudront se libérer de leur condition par les voies de l'art, une entreprise de soutien logistique et juridique à l'évasion du monde agricole et de ses diktats. Accueillir et diffuser certaines productions issues de l'agriculture dans les circuits de l'art, c'est aussi lui retrouver une fonction de résistance active, à la fois sociale et tenante de sa vocation première : vivre libre. L'épicerie libre est un cheval de Troie pour la reconquête de cette liberté perdue. Le modus operandi est simple : identifier des agriculteurs animés d’un désir impérieux de faire les choses comme ils l'entendent, les accompagner dans la re-définition de leur activité et de leurs produits, organiser leur diffusion jusqu'à absorber une partie suffisante de leur production et justifier leur basculement vers un nouveau statut dans l'économie générale. Pour cela, il faut des parrains qui soient des interfaces avec l'arrière pays, des intelligences complices qui initient le passage à l'acte avec un agriculteur de leur périmètre de vie.  L'invitation est ouverte.
 
L’épicerie libre proposera à la vente dans un même espace des productions issues du monde agricole et du monde de l’art. Ce rapprochement de productions habituellement diffusées par des circuits distincts et ici ramenées à un plan commun soulèvera naturellement les questions  pointées plus haut concernant le statut et la valeur relative des choses présentées. Il s’agira   d’orchestrer cette hybridation  comme on organise une exposition ou aussi bien comme on soigne la présentation de produits dans une épicerie traditionnelle.  Les cartes étant brassées, il deviendra non évident de statuer sur ce qui fait œuvre d’après ce qui est visible.

Le premier acte de l’épicerie libre a été donné par l’édition des manicaudies de Laurent et Delphine Conquet  en 99 ex au mois de décembre 2020, dans la chambre d’embarquement à Paris.  Un récit en retrouvait la trace dans la nuit des temps et en fondait l’entité. Quelques indices suivis par les fromagers poètes donnaient la voie d’une forme et d’un nouvel objet désormais tenu et identifié par son nom et son existence parmi les choses. C’est maintenant Bernardo Franco, sur les terres de Circée, qui retrouve la formule d’une saucisse magique qui faisait danser les villages et en prépare une édition pour l’automne. C’est aussi Vincent Durieu, viticulteur à Chateauneuf du pape,  qui initie une édition du vin fort de Kikonés pour vaincre les cyclopes. Bientôt ce seront une trentaine d’agriculteurs alliés à une trentaine d’artistes du vieux monde qui ramèneront de tous les horizons récits et oeuvres pour produire ensemble un gôut qui manque à nos jours.
 
 


jeudi 17 décembre  2020 / Laurent et Delphine Conquet / manicodies

Éleveurs et fromagers dans les steppes du Cantal depuis plusieurs générations, Laurent et Delphine Conquet ont dû intégrer les normes de production imposées aux agriculteurs pour poursuivre leur activité ancestrale. Principalement producteurs de Saint-Nectaire, ils doivent se soumettre aux règles qui donnent accès aux infrastructures d’affinage et aux appellations. Ils se souviennent d'un temps où tout n'était pas contrôlé et évoquent la liberté perdue. Mais s'aventurer dans la fabrication d'un fromage libre, c'est prendre le risque de ne plus être homologué, de ne pas être distribué et d’être banni de l’Ordre des fromages.
Depuis toujours attentifs aux processus magiques de fermentation et d'affinage qui donnent lieu à des saveurs inattendues, Laurent et Delphine Conquet ont dernièrement tenté de voir comment forme et volume (le moule) agissent sur le goût. Ils nous ont présenté quelques spécimens d’une exploration de l’épaisseur dont l'aspect protohistorique évoquait un état indéterminé entre pierre trouvée et sculpture. Un dérivé du Saint-Nectaire, mais d’un autre format et d’un gout rappelant ici et là la Tomme de Savoie. C'était une sculpture/fromage à leur idée, qu’ils avaient conçue et affinée eux-mêmes et dont les chances d’arriver jusqu’à nous tenaient au hasard de notre passage.
Un nom leur fut trouvé, manicodies, issu d’un lieu dit tout proche, à quelques encablures de Lugarde. Nous décidâmes d’en initier une édition en 99 exemplaires numérotés pour faire connaître leur talent dans nos villes. Il fut convenu que cette édition serait intégralement réalisée par leur soin, jusqu'au dessin de l'étiquette. C’est l’oeuvre de ce couple d'artistes qui fut présentée à la galerie le 17 décembre 2020.


Manicodies : Selon Pline du grec manicos, qui rend fou, et de cauda, la queue, particulièrement celle du renard qu’ il manie avec ruse pour tromper les outardes (Elien). Pascal Quignard dit des manicodies qu’elles sont aussi un instrument de musique. On en trouve au bas Moyen Âge dans des rituels destinés à acidifier le lait en empêchant les vaches de dormir. Les manicodies désignent également une musique du même nom qu’on jouait aux bêtes en les faisant sortir l’hiver sous la lune. Une musique qui, dit-on, s’accompagnait des battements nerveux de leur queue qui finissaient par se mettre en rythme. Bien connus dans les burons du Cantal, ces instruments et leur usage nocturne furent plus tard condamnés, puis effacés des mémoires.



jeudi 16 décembre 2021 / Luigi Di Fontanella  / saucisses de Circé 

On sait de Telegonos, né des amours d’Ulysse et de Circé, son goût pour la chasse et les animaux errants du Mont Circeo. Il les poursuivait de ses flèches et remplissait de leur viande des estomacs de chèvre. Hermès lui inspira d’y ajouter sel et moly pour les célébrations célestes. On dit de ses préparations qu’elles exacerbaient le désir de fête au point qu’aux solstices on voyait danser montagnes et forêts jusqu’à Sperlonga. On nomma ces célébrations les Circéades. Elles prirent fin lorsque Telegonos apprit être fils d’Ulysse et quitta Circeo pour aller retrouver son père. Luigi Di Fontanella en retrouva la recette et les rituels à la fin du vingtième siècle.



Avril 2024 / Mohamed Daoudi / Babouches de Xerxès 



Lorsqu'en l'an 450, le roi Xerxès, fils de Darius, voit sa flotte sombrer aux portes d’Athènes, il fait le rêve de montagnes jonchées de babouches jaune pâle en cuir de chèvre et de fantômes courant en tous sens. La guerre est perdue. Les territoires doivent devenir intérieurs.
De retour à Suse, en Perse, il se consacre à la culture des jardins et imagine avec le cheikh Magid-Eddîn Abou-Taher Môhammad des babouches multicolores qui soutiendront un esprit de danse et de paix. On abandonne la chèvre pour le daim, la guerre pour la méditation.
C’est aujourd’hui Mohamed Daoudi qui perpétue cette tradition dans une discrète échoppe de Marrakech. Assis sur un tabouret bas depuis un demi-siècle, il coud inlassablement en s’assurant de la tenue de chaque nœud comme pour serrer un lien entre morts et vivants.









à venir / Vincent Durieu / vin fort de Kikones