In no progress / becoming something else


J’en suis venu à la conclusion que l’on peut apprendre beaucoup sur la musique en se consacrant aux champignons. John Cage.
 
   
On propose ici des axes de réflexion pour poser le cadre d’une exposition qui s’attache au geste dans les différents champs de l’art. De la main déposée sur la paroi d’une grotte aux performances les plus contemporaines, c’est un même acte de transmission qui est à l’œuvre. Le XXème siècle a révélé des œuvres jusque là ignorées, qui sont devenues centrales pour l’art et qui ont ouvert de nouveaux champs. L’autorité du langage a été remise en question, laissant plus de latitude à d’autres gestes performatifs. Ces gestes sont autant issus de la danse que des arts plastiques, de la musique ou du théâtre et interviennent à la confluence des arts et dans la diversité de ses formes.
L’œuvre protéiforme de John Cage préfigure cette époque et donne un paradigme particulièrement fort pour aborder notre situation. 
Des artistes comme Marino Formenti, Tino Sehgal, Henning Lhoner ou Laurent Derobert se donnent aujourd’hui cette contrainte de ne pas séparer les œuvres des conditions dans lesquelles elles sont données. Ils retrouvent le geste inaugural qui porte l’art par la voie de performances ayant un caractère de rituel, qu’ils poussent au temps réel et au présent. Il nous faut « mettre en scène des rituels vrais » écrit Peter Book.

 
De l’homme il y a 35000 ans nous avons idée d’après les dessins tracés dans les grottes. Des dessins assez accomplis pour mettre d’entrée en question la notion d’avancement dans l’art. Il n’y a pas de langage contemporain de ces dessins dont nous aurions connaissance, ni danse, ni musique, ni culte. Nous sommes face à l’image seule pour recevoir le premier geste de l’art. Nous ne sommes pas encombrés par le langage qui pouvait accompagner ces images, et l’absence de contexte critique n’altère en rien leur puissance de signe. Etonnamment, on découvre aujourd’hui que les codes de représentation utilisés pour ces images sont très voisins - voire les mêmes - d’un point du monde à l’autre.

Relativement à cette échelle de temps, l’histoire de l’art occidental commence à se constituer très récemment (3000 ans) suivant une progressive émancipation du dessin vers l’écriture. Avec le langage et l’écriture s’ordonnent un monde et un système des beaux-arts qui ne reconnaît que l’ordre institué par l’écriture. C’est le langage qui définit le statut des différents arts, leur périmètre, les relations qu’ils peuvent entretenir, leur fonction , etc... Si les œuvres d’art (par nature transgressives) continuent de faire signe par delà leur assignation, elles restent menacées par leur assimilation et leur ordonnancement au sein du langage, et d’autant plus fortement que le langage règne et suscite le projet même de l’œuvre.

Il faut attendre le début du XXème siècle pour voir exploser ce système de l’art et se remettre en jeu la part du langage dans la constitution des arts. En 50 ans c’est un échafaudage de 3000 ans qui bascule. La reconnaissance des formes primitives ou du dessin pariétal comme arts, aussi bien que l’introduction du ready made démettent les valeurs d’un monde qui croyait « tenir » son histoire et remettent en perspective la notion de geste artistique. Les frontières de l’espace et du temps de l’art ne sont plus celles du monde judéo-grec mais intègrent tous les espaces temps, connus et inconnus, qu’ils soient réels ou simplement possibles.

Cet éclatement ne signifie pas une disparition de la singularité propre aux différentes voies de l’art même si de nouvelles régions s’ouvrent. Le dessin demeure dessin mais on voit mieux son geste premier. La musique a remis en question la notion d’harmonie, intégré le son, le silence ou même la voie qui s'est initiée avec des artistes comme Duchamp, Beuys. Cage a  dessiné une nouvelle topographie où les arts continuent d’explorer leur espace propre en même temps qu’ils se répercutent les uns dans les autres. Des amarres sont rompues et le « vieux » monde tend à se fondre dans un même flux qui brasse diversité des origines et des cultures, retrouvant, dans le chaos, des espaces originaires.

Au milieu du XXème siècle, à la suite de Duchamp, John Cage reste emblématique de ce nouvel état de monde. Ses recherches concentrent ce relâchement des frontières et intéressent autant l’histoire de la musique que celle des arts plastiques, du rapport entre les arts, ou du rapport entre les arts et le vivant. Sans chercher à s’établir sur un modèle rhétorique, sa philosophie se nourrit sans différence d’ordre des sagesses orientales, des traditions occidentales ou de la mycologie. C’est un nouvel « humanisme » qui appréhende le monde dans la diversité de ses formes et de leur rapport, et qui maintient ces rapports sans chercher à les résoudre. Ainsi du travail avec Merce Cunningham où danse et musique peuvent s’accorder en se travaillant chacun de leur coté, et où c’est leur mise en commun sur un plateau qui produit l’accord. « Pour écrire ma musique, regarder Duchamp » , écrit Cage. L’absence de rapport est motrice à la fois comme dynamique d’entrainement d’une chose quelconque par une autre et comme processus particulier à la production d’une chose à l’intérieur de son ordre. Il n’y a pas de terme assignable comme cause ou comme limite. C’est un changement d’optique (d’attitude) et un élargissement du contexte de la notion d’œuvre, qui comprend les conditions dans lesquelles l’oeuvre s’élabore et s’ouvre au contexte dans lequel elle se transmet. Ce bruit, et défini autrement l’écoute. La danse a libéré le corps et peut s’associer la parole. Ce n’est pas le langage qui décide, mais les choses elles-mêmes en jeu à l’endroit de leur percussion. Rien ne se substitue à la présence ou au geste, et c’est ultimement cette présence ou ce geste qui donnent la forme. Cette tension se rejoue indéfiniment dans le passage de rien à quelque chose et de quelque chose à rien (entre silence et son, feuille blanche et dessin, immobilité et mouvement, etc..).

La différence des arts (et plus généralement des choses) est devenue avec Cage la condition de leur ressemblance et de leur confluence, de leur aspiration à produire ensemble le point où nous sommes. Il s’agit toujours de performance, d’être là pour porter le geste, pour qu’arrive quelque chose. Pas simplement de jouer ce qui est écrit sur une partition, mais de savoir que sa lecture intègre aussi bien le contexte dans lequel elle est jouée (le lieu, le public, le bruit alentour) que la situation de l’interprète là où elle déborde l’œuvre avant même qu’elle soit abordée. L’attitude, le contexte, la situation ne sont plus séparables des œuvres. De manière sensible, cette intimation à être là s’étend aujourd’hui dans les différentes voies de l’art. Il se pourrait même qu’elle contribue à requalifier et à ramener dans le champ de l’art des formes jusqu’ici apparentées à d’autres régions. D’un coté les arts dits plastiques, la musique, la danse ou le théâtre tendent à retrouver une exigence et un axe communs dans la performance, d’un autre des formes nouvelles tendent à entrer dans le champ de l’art via la performance. La question n’est pas seulement de l’hybridation des formes, mais plus radicalement de compenser une orientation perdue avec la remise en cause de l’autorité du langage.

Cette mutation des formes et des objets de l’art s’accentue encore dans un contexte de mondialisation qui tend à produire un cadre d’expression commune où les références et les aspirations sont partagées. On trouve là une étonnante coïncidence avec le premier âge de l’homme (préhistorique) où les règles qui présidaient au geste artistique étaient les mêmes. Comme si cette convergence dans le devenir des arts avait pour corrélat un rappel au premier plan des origines du geste, où le dessin pariétal, par sa résonnance, peut donner « le la » à toute production artistique. Détaché de tout langage connu, le premier dessin et le silence qui l’accompagne donnent un paradigme pour appréhender l’image (et par extension d’autres formes de l’expression), comme on pourrait en trouver un autre dans la figure de l’autiste dont l’intelligence ne se reçoit pas suivant les modalités du langage mais à partir de sa propre expression « sans rapport ».